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Portraits arché♀

Dernière mise à jour : il y a 8 heures

Les autrices de Fedora vous présentent une sélection de portraits d'archéologues


 

Sally Rosen par Laura Mary



« I am not here to cook, I am here to dig »

- Sally Rosen

 



Dans une interview réalisée au début des années 2000, Sally Rosen raconte :

« Je me suis rendue en France pendant l'été 1960 pour fouiller avec une équipe de Harvard, dirigée par un homme militariste qui n'aimait pas les femmes, n'aimait pas les Juifs et ne croyait pas au divorce. Trois mauvais points pour moi déjà. Il voulait que je quitte le chantier à 10 heures tous les matins pour aider sa femme à faire les courses et préparer le déjeuner pour l'équipe. Je lui ai dit : « Je ne suis pas venue en France pour cuisiner. J'aime bien cuisiner et je le fais à la maison, mais ce n'est pas pour cela que je suis venue ». Il m'a répondu : « Je suis le directeur de cette expédition et tu feras ce que je te dis ». J'ai répondu : « Je suis désolée, je ne suis pas là pour cuisiner, mais pour fouiller. » À partir de là, il ne m'a plus adressé un mot de tout l'été. »

Sally Rosen (1924-1994) est une archéologue et une militante féministe états-unienne. Elle soutient sa thèse de doctorat en préhistoire à l’université de Chicago en 1962 alors qu’elle élève seule sa petite fille, Susan. Pendant sa carrière, elle participe à de nombreux chantiers de fouilles en Palestine et en France, où elle travaille notamment avec le préhistorien français François Bordes qu’elle considère comme un ami et un allié sur le terrain. Elle est également l’autrice d’importants travaux sur l’industrie lithique moustérienne levalloise. Elle est mariée pendant 10 ans à l’archéologue Lewis Binford avec qui elle fonde le mouvement de l’archéologie processuelle, elle est cependant rarement reconnue pour cet accomplissement. Dotée d’un esprit libre et d’une grande intelligence, elle s’insurge rapidement contre le sexisme ambiant au sein de la discipline… qu’elle finit par quitter en 1969 pour se consacrer ensuite au mouvement féministe. Elle co-organise ainsi la première « Old Lesbians Conference » à Chicago en 1989. Elle se suicide en 1994 à l’âge de 69 ans.  


Pour en savoir plus…

BINFORD S. R. et BINFORD L. R. Binford, 1968. New perspectives in archaeology, Chicago.

BRIGHT S., 2008. From Tight Sweaters to the Pentagon Papers, [en ligne : https://susiebright.blogs.com/susie_brights_journal_/2008/05/sally-binford-n.html]

CLINGER J., 2005. Our Elders: Six Bay Area Life Stories, Bloomington.

KEHOE A.B., 2011. Lewis Binford and his Moral Majority, Arqueología Iberoamericana, 3, 10, p. 8-16.

QUINLAN L., 2023. « ... and his wife Sally »: The Binford Legacy and Uncredited Work in Archaeology, Archaeological papers of the american anthropological association, 34, p. 68–80.




 


Claudine Cohen par Céline Piret



« (…) la recherche est un terrain de jeu magnifique, un espace de liberté et d’ouverture. (…) »

- Claudine Cohen



Boucher de Perthes, les origines romantiques de la Préhistoire, Le destin du mammouth, L’homme des origines ou encore Femmes de la Préhistoire sont autant de titres qui résonnent peut être à vos oreilles si vous vous intéressez un peu à la Préhistoire. Ils ne sont pourtant qu’une petite partie de la bibliographie d’une chercheuse aux visages multiples, à la fois scientifique rigoureuse et critique mais aussi une courageuse défenseuse de la voix des femmes en sciences.

C’est à l’université que j’ai découvert son travail, alors que je rédigeais mon mémoire.  Je virevoltais entre la paléoanthropologie, l’Histoire des sciences, et l’analyse critique des images, étudiant la responsabilité actuelle des chercheurs dans la production des images en archéologie ainsi que les schémas sociétaux et idéologiques que l’on projette sur notre passé. Sans le savoir, j’entrais de plain-pied dans les domaines de recherche de Claudine Cohen, paléontologue, spécialiste de l’histoire des sciences et des représentations de la Préhistoire.

J’ai très vite dévoré ses ouvrages, comme « Un Néandertalien dans le métro » (2007), mais aussi l’excellent « La femme des origines » (2003), qui fut d’ailleurs couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques et par l’Académie des Beaux-Arts. Ces livres furent des références majeures pour mon mémoire, tant l’auteure se distingue par sa capacité à interroger les contextes de production des sciences et des représentations de notre passé.

Je me suis intéressée à son parcours, qui m’a confirmé la personnalité atypique de cette insatiable curieuse. Étudiante à Paris, elle commence d’abord son cursus par la littérature et la philosophie mais manifeste très vite une passion pour les mécanismes de production et de transmission du savoir. Elle souhaite les appliquer aux questions fondamentales qui l’animent profondément telles que l’histoire de la Terre, l’évolution de la Vie, la place de l’Homme dans la Nature et la construction des cultures humaines dans leur environnement. Elle fait donc des sauts de puces entre plusieurs facultés, à cheval entre les sciences de la Terre, la paléontologie des vertébrés et l’épistémologie des sciences. Elle dira plus tard que s’engager dans la carrière universitaire était pour elle une évidence :  

« Comprendre, produire, transmettre et diffuser le savoir m’a toujours semblé digne d’orienter toute une vie  »

confie-t-elle à l’École Pratique des Hautes Études où elle a occupé le poste de directrice d’études de la Chaire « Biologie et société ». Elle intégra de prestigieuses institutions universitaires qui cultivent cette interdisciplinarité, comme l’EPHE (précitée) et l’Université Paris Sciences et Lettres.

Cependant, cette ascension n’a pas été sans heurts, surtout pour une femme de sa génération. Il y a quelques décennies encore, les fonctions les plus hautes étaient relativement peu accessibles pour les femmes, fussent-elles brillantes et acharnées de travail. La faute à une époque où la parité n’était pas encore au centre des préoccupations.

Selon moi, c’est là qu’intervient tout son génie de scientifique : elle transforme dès lors la féminité en vrai sujet de recherche transversal dont les femmes -jusque-là sous représentées- sont à la fois sujet et objet :

« Au plan scientifique, (être une femme) m’a conduite à ouvrir des problématiques neuves, par exemple l’étude de la place des femmes dans la Préhistoire {…} ou encore à m’intéresser aux femmes de terrain ».

Grâce à sa vision interdisciplinaire et… une certaine audace qu’il faut lui reconnaître à cette époque où les femmes scientifiques peinaient à trouver leur place, Claudine Cohen a soulevé pour la première fois la question des stéréotypes véhiculés par la science elle-même. Elle propose dès lors une relecture critique des données paléoanthropologiques et matérielles concernant les femmes de l’aube du Paléolithique jusqu’aux confins de l’Age du Fer et suggère de repenser leur rôle dans la reproduction, la famille et plus largement au sein des groupes humains.

La qualité et l’innovation de ses travaux la mènent en Russie mais aussi et surtout aux États-Unis, où les questions de genre sont déjà cultivées depuis longtemps, y compris en archéologie. Forte de collaborations enrichissantes avec d’autres chercheurs et d’une renommée rapidement internationale, elle sera la première à introduire cette « archéologie du genre » en France au début des années 2000, plaçant ses travaux parmi les premiers à déconstruire les représentations sexuées de la Préhistoire occidentale.

Elle extirpe les femmes préhistoriques de la passivité simpliste et centrifuge dans laquelle on les avait arbitrairement enfermées pour rappeler qu’elles pouvaient être des actrices à part entière de ces sociétés anciennes. Méthodiquement, ses écrits réinterrogent les éternels concepts de matriarcat, de féminin sacré, de rapports de violence et dynamique de domination entre les sexes. Ce faisant, l’auteure renverse les codes interprétatifs et conduit à une mutation totale de notre vision des sociétés préhistoriques à l’aulne du complexe rapport entre les hommes et les femmes, moteur basique de toute culture humaine.

Bien entendu, Claudine Cohen n’est pas à l’abri des détracteurs, comme toute figure influente. Ses positions féministes concernant les femmes préhistoriques, parfois perçues comme une tentative de déformation de l’Histoire, ont fait débat. Mais ces critiques, souvent dirigées contre sa volonté de déconstruire les récits traditionnels autrefois dominés par les hommes, ne diminuent en rien la rigueur scientifique de son travail.

Ma lecture de ses ouvrages sur le sujet m’ont laissé un ressenti tout différent. Je l’ai trouvée consciente du danger, construisant prudemment son argumentaire au moyen de moult exemples tirés de comparaisons ethnographiques, d’un emploi systématique du conditionnel, du bon sens et d’une observation rationnelle des vestiges anatomiques et archéologiques ; une démarche critique qu’elle doit certainement à sa formation en sciences exactes. Selon moi, les hypothèses qu’elle émet sont construites avec la rigueur et la pertinence qui incombe à sa fonction et, à ce titre, ne sont pas différentes de celles qui les précèdent… si ce n’est qu’elles apportent une perspective jusque-là ignorée dans la lecture du passé. De même que la neutralité n’existe pas dans ce genre de polémiques, on ne peut pas nier l’apport salutaire et nécessaire de son travail, largement reconnu dans le monde de la recherche. C’est l’une des raisons pour lesquelles mon choix s’est porté sur elle, au-delà des petites querelles intellectuelles.

Une autre raison est précisément le rôle pionnier qu’elle endossa. Depuis que les premières femmes scientifiques, archéologues et/ou préhistoriennes ont ouvert cette voie, la discipline s’est enrichie de nouvelles perspectives, explorées aussi bien par les scientifiques hommes que femmes à travers le temps.

Outre cet apport remarquable à notre discipline et à l’émancipation des femmes en sciences (merci Claudine !), j’apprécie beaucoup sa plume. Auteure d’une bibliographie très riche relative à ses domaines de recherche, elle adresse cependant une partie de son œuvre littéraire au grand public à qui elle parvient à transmettre les connaissances de façon accessible. Je suis sensible au fait que de grands chercheurs vulgarisent leur propos et ne restent pas isolés au sommet de leur tour d’ivoire. Je partage sa vision concernant la diffusion du savoir… qu’elle qualifie « mission digne d’orienter toute une vie ».

Je souligne enfin qu’il serait dommage de réduire toute la carrière de Claudine Cohen à une prise de position féministe, aussi importante fût-elle pour contribuer à une révision plus inclusive de l’histoire de la science. Ses travaux sur la Préhistoire, l’évolution humaine et la paléoanthropologie ne méritent pas moins d’attention de notre part.

Aujourd’hui âgée de septante-trois ans, elle est toujours active scientifiquement et continue de partager son expertise avec la communauté scientifique et le grand public par ses livres, ses conférences et ses autres interventions. 

Elle se réjouit de constater que la parité progresse dans les milieux académiques. Plus que jamais, elle invite les jeunes femmes qui souhaitent devenir savantes à poursuivre leur rêve, que

« (…) la recherche est un terrain de jeu magnifique, une espace de liberté et d’ouverture. (…) il est possible de diversifier ses intérêts, s’ouvrir à de nouveaux champs de connaissance voire de contribuer aux approfondissements et aux mutations du savoir. (…) La communauté scientifique n’a pas de frontières. »

 




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