Chants of Sennaar (CS) est un jeu-vidéo se déroulant dans un univers imaginaire de science-fiction dans lequel on incarne un personnage, qui va devoir comprendre les différentes langues des peuples se trouvant dans les étages d’une immense tour.
Création de Chants of Sennaar
Comment vous est venu l’idée de faire CS ?
Au début nous avions simplement l’ambition de faire un jeu surtout basé sur l’aventure,
l’exploration et la discrétion, qui se déroulerait dans une grande abbaye romane inspirée de l’architecture d’Occitanie. C’est plus tard, alors que la direction artistique était déjà bien avancée, que nous avons voulu essayer de développer quelque chose de plus original en termes de gameplay. On s’est souvenus du jeu Heaven’s Vault, qui mettait le joueur dans la peau d’une archéologue tentant de déchiffrer une langue morte, et c’est ce concept de base ainsi que son potentiel qui nous ont donné l’idée de développer un jeu basé sur l’apprentissage de langues fictives.
La mécanique principale du jeu repose sur la compréhension et le déchiffrement de l’écriture de chaque peuple de cette tour. Pourquoi avoir voulu en faire un jeu de ce type plutôt qu’un jeu aux mécaniques plus classiques, dans la veine de point’n click ou de jeux plus orientés vers l'action ?
Nous étions assez contents de notre direction artistique, qu’on avait réussi à rendre assez originale et attrayante à notre goût. On a alors trouvé dommage de ne pas être aussi originaux dans le gameplay, et on a donc fait l’effort de s’écarter un peu des sentiers battus.
Avant cet univers SF très marqué, avez-vous envisagé de faire un jeu ancré dans l’Histoire ou même la religion ? Avez-vous envisagé un partenariat avec un (ou des) musée(s) ?
Non, rien de ce genre. Nous voulions dès le début créer un univers de fantasy et nous n’avons jamais eu d’ambitions historiques ou scientifiques, même si évidemment, comme tout monde de fantasy, le nôtre s’inspire d’éléments du monde réel, passé ou contemporain.
Combien de temps de développement représente un jeu comme CS, notamment avec une équipe aussi réduite que celle de Rundisc ?
Environ 3 ans, sachant qu’une bonne partie de la production a été gérée sur notre temps libre, en « amateur ». Thomas et moi-même représentions le gros de l’équipe de conception/production, et nous avons été plus tard aidés par 4 créatifs indépendants : un sound designer, un compositeur, une illustratrice et un artiste 3D additionnel.
Comment les aspects linguistiques (complexes) du jeu ont-ils influé sur votre façon de travailler ?
Les langues du jeu sont constituées d’un fond (le corpus de mot qui compose chacune d’elles), d’une forme (l’aspect graphique des idéogrammes) et de quelques règles de syntaxe qui leurs sont propres.
La constitution du corpus de mot a été intégralement dirigée par des contraintes de gameplay : de quels mots on avait besoin pour raconter l’intrigue de chaque niveau, pour y créer des puzzles intéressants, et pour connecter les langues entre elles afin de dérouler l’histoire générale du jeu. Dans Chants of Sennaar, les langues et les mots qui les composent sont considérés comme des éléments de puzzle, exactement comme des clés ou des portes, avec lesquelles ils s’interfacent de façon totalement transparente. Ces langues sont donc le pur produit d’un travail de game design, pas d’un travail de linguistique. Il en va de même pour les règles grammaticales et syntaxiques qui ont été introduites pour enrichir le gameplay et renouveler régulièrement l’expérience de déchiffrage et de traduction.
Sur la forme, le travail a été principalement plastique : comme pour le reste des éléments visuels du jeu (cultures, architectures, costumes,…), on a procédé par mélange en partant de l’existant pour créer quelque chose d’original. Ainsi les glyphes du premier peuple, celui des Dévots, inspirés des cultures d’Europe du Sud, rappellent les alphabets Phénicien ou Latin, avec une petite touche de cunéiforme, tandis que les Bardes du troisième niveau, un peuple de poètes et d’esthètes, emploient une écriture à la rencontre du Devanagari indien et du kufique arabe.
Avez-vous impliqué des experts et des professionnels de certaines écritures au développement du jeu ? Les avez-vous consultés pour leur montrer le résultat ?
Non, nous n’avons fait appel à aucun expert.
Expérience de jeu et inspirations
L’expérience de jeu amène à ne réfléchir qu’avec des fragments des écritures et des langues des différents peuples, et ne dévoile le lore que de manière très fragmentaire. Le joueur ne peut avancer qu’en émettant des hypothèses en attendant de pouvoir les vérifier par l’expérimentation. Ce sont des aspects très présents dans les sciences humaines historiques.
En quoi les méthodologies de l’archéologie, de l’histoire et de la linguistique ancienne (axées principalement sur la réflexion à partir de données fragmentaires) ont-elles impacté la mise en place de ces mécaniques ?
Comme dit plus haut, notre démarche a avant tout été celle de game designers. Notre unique objectif n’était pas tant de reproduire une démarche scientifique, mais plus simplement une expérience, en l’occurrence celle – que la plupart d’entre nous ont déjà connue – d’un voyageur qui arriverait dans un pays étranger dont il ne connaîtrait pas la langue, et l’apprendrait progressivement par l’observation, la déduction et l’immersion. Mon père, Espagnol, n’est arrivé en France que vers 25 ans, et c’est comme ça qu’il a appris notre langue. Ce moment où on commence à faire des connexions, à comprendre des mots, puis des bribes de phrases, et à se sentir de moins en moins étranger à une communauté, provoque toujours une certaine euphorie et c’est ce que nous avons voulu donner aux joueurs. Que cette démarche soit aussi celle des sciences de l’Histoire et des langues n’est probablement pas un hasard, mais si notre jeu l’évoque, c’est uniquement par rebond. En clair, l’expérience de Chants of Sennaar est pour nous moins celle d’un archéologue (comme on peut la vivre dans Heaven’s Vault par exemple) que celle d’un voyageur et d’un traducteur. Même si les peuples qu’on croise y ont une Histoire, parfois ancienne, ils sont vivants, et c’est en se plongeant au milieu d’eux qu’on apprend à les comprendre.
Babylone, la pierre de Rosette… On reconnaît dans le jeu des inspirations historiques. Quelles ont été vos inspirations pour réaliser cet univers graphique et cette colorimétrie si singulière ?
Nos inspirations graphiques viennent en bonne partie de la BD franco-belge des années 70-80, tendance Métal Hurlant : Druillet, Moebius, Caza… Une autre série de BD importante pour nous est Les Cités Obscures, de Schuiten et Peeters, qui met un très fort accent sur l’architecture et l’urbanisme. On a aussi pioché nos inspirations dans l’architecture en générale, notamment à travers l’Histoire (architecture Romane, Mauresque, Abadite, Brutalisme, École de Glasgow, …) et chez certains artistes plastiques qui utilisent l’architecture comme matière première.
Les joueurs, pour la majorité, ne sont pas formés à la linguistique et le jeu ne donne que peu de détails sur la façon d’opérer. Malgré cela, la progression reste fluide sans être trop facile. Comment avez-vous réussi à évaluer et doser la difficulté ?
C’est parce que, comme dit plus haut, le jeu ne réclame pas du joueur une démarche de linguiste, mais des compétences que nous avons toutes et tous, profondément enracinées dans notre patrimoine génétique : la capacité à reconnaître des motifs et celle d’apprendre et pratiquer des langues. L’Évolution nous a littéralement conçu pour ça, notre cerveau est câblé pour, et y est incroyablement performant. En vérité comme je le dis souvent, nous avons toutes et tous déjà joué à Chants of Sennaar, du simple fait de naître et d’apprendre une langue maternelle par la pure praxis. C’est exactement la même chose.
C’est pour ça que ce jeu, alors qu’il se base sur des principes de puzzles assez complexes et exigeants sur le papier, reste finalement accessible à un très large public, y compris de personnes jouant très peu voire jamais aux jeux vidéo. C’est ce qui rend aussi l’expérience aussi gratifiante pour les joueuses et les joueurs qui face à des problèmes d’apparence insolubles, finissent presque toujours par trouver la solution et se rendent ainsi compte de la puissance de leur cerveau.
Archéologie et Jeux vidéos
Depuis plusieurs années, les jeux-vidéo utilisant des éléments historiques et archéologiques sont de plus en plus mis en avant (Assassin's Creed, Kingdom come, …). Parfois ce phénomène peut être vu comme un argument marketing. Pensez-vous que cela soit important que le jeu-vidéo devienne un vecteur d’expression de la recherche et de la science ? Risque-t-on d’y perdre l’aspect ludique selon vous ?
Je ne vois absolument aucune incompatibilité entre une démarche ludique et des démarches historiques, scientifiques ou d’apprentissage. Bien au contraire, ayant moi-même commencé ma carrière dans le digital learning, j’ai depuis longtemps constaté que le jeu est un vecteur d’apprentissage d’une puissance exceptionnelle.
Pensez-vous que ce type de jeu gardera l’attrait du public dans les années à venir ou n'est-ce une mode plutôt qu’un genre à part entière ?
Je ne pense pas qu’il soit question d’une mode ici. L’apprentissage et la curiosité sont des valeurs universelles inhérentes à l’être humain.
La suite
La réception de CS a été exceptionnelle et le jeu a reçu de nombreux prix prestigieux. Aviez-vous anticipé qu’un jeu aux mécaniques très originales puisse recevoir un tel accueil ? Qu’est-ce que cela a changé pour Rundisc ?
Non, nous avons en fait nous-mêmes été un peu surpris par tout ce que je viens d’expliquer, à savoir que ce jeu que nous pensions au départ principalement adressé aux fans de puzzle games et d’énigmes, a finalement résonné avec quelque chose de beaucoup plus universel chez les gens. Nous ne pensions pas séduire un public aussi large et ce n’est qu’après la sortie du jeu, en lisant certains commentaires de joueurs, que nous avons compris que nous nous étions appuyés, sans nous en rendre vraiment compte, sur quelque chose qui dépassait le jeu vidéo lui-même, quelque chose de beaucoup plus ancien et fondamental.
Est-ce que Rundisc souhaite poursuivre dans cette veine, avec ce mélange de la rigueur scientifique et de la science-fiction ?
Il est certain que l’amour des énigmes et des jeux de réflexion fait partie de l’ADN du studio. Donc il est très probable que nos prochaines productions évoluent dans le même genre.
Avez-vous pour finir un jeu à nous conseiller ?
Un jeu que Thomas et moi considérons comme un chef d’œuvre absolu d’exploration et d’aventure, et qui réussit parfaitement à convoquer l’euphorie de la recherche et de la découverte, c’est Outer Wilds.
Merci à Julien Moya, co-fondateur du studio de développement Rundisc d'avoir pris de le temps de répondre à toutes nos questions sur leur puzzle game Chants of Sennaar.
Entretien avec le studio Rundisc : créateur de Chants
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